Sciences Claires - Jiayun Zhou Doctorante en glaciologie

Interview : Jiayun Zhou, doctorante en glaciologie


Interview : Jiayun Zhou, doctorante en glaciologie

Par Franck Stevens et Guillaume Lumin


Article mis en ligne le 18/08/13
Dernière mise à jour le 30 novembre 2013 à 13h44
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Doctorante en glaciologie à l’Université Libre de Bruxelles et l'Université de Liège, Jiayun Zhou nous parle de ses études et de ses expéditions à l'autre du bout du monde : en Antarctique...



Formation

Université Libre de Bruxelles
  • 1999-2005 : Études secondaires, option socio-économie
Collège Saint-Pierre, Jette
  • 2005-2008 : Bachelier en Géographie
Université Libre de Bruxelles
Université de Liège
  • 2008-2010 : Master en Géographie physique
Université Libre de Bruxelles
  • 2010-Présent : Thèse de doctorat en Sciences (Aspirante F.R.S.-FNRS)
Laboratoire de Glaciologie, Université Libre de Bruxelles
Unité d'Océanographie Chimique, Université de Liège



Au sujet de tes études en géographie

Franck : Avant de devenir doctorante en glaciologie, tu as étudié la géographie. Peux-tu nous en dire plus ?

Jiayun : D'abord, la matière que j'ai vue au cours de géographie à l'école secondaire n’a rien à voir avec ce que j'ai étudié ensuite à l'université.

En secondaire, il me semble que l'on avait étudié les différentes instances européennes, les pouvoirs judiciaire et parlementaire en Belgique, que l'on avait appris à placer des rivières ou des villes sur des cartes, … d’ailleurs, après un an d'étude à l'université, des amis m'ont demandé si je connaissais désormais toutes les rivières et les capitales du monde... (rire)

J'ai dû leur expliquer que ce n'était pas cela que l'on voie quand on étudie la géographie !

La géographie à l’université, c’est plutôt l’étude de l’environnement qui nous entoure : comprendre l'origine des différences et des similitudes entre différentes régions du monde. Cela comprend les facteurs naturels (géographie physique), mais également les facteurs anthropologiques, sociaux et historiques (géographie humaine). On connaît les noms de certaines rivières et capitales, mais seulement parce qu'on les a étudié dans un contexte particulier !
Jiayun Zhou
Aujourd'hui, Jiayun étudie les propriétés de la glace de mer en Antarctique
Image : Brian Staite

Guillaume : Comment as-tu choisi ces études ?

Jiayun : À l'école secondaire, j'avais choisi l'option "socio-économie" à partir de la troisième année mais, plus le temps passait, plus les cours s'orientaient vers l’économie pure et la comptabilité. Je n'avais pas envie de continuer dans cette voie, mais je ne savais pas quoi faire non plus.

L'une de mes amies voulait continuer ses études en allant à la Solvay Business School (ndlr : Faculté d'Économie et de Gestion de l'ULB), et comptait profiter de la semaine portes ouvertes de l'université pour assister à quelques cours. Elle m'a proposé de venir avec elle en me disant que j'y trouverais peut-être l'inspiration.

J'ai donc assisté à plusieurs cours avec elle : un cours de psychologie, un cours de physique, mais aussi et surtout un cours de géographie économique que j'ai vraiment trouvé passionnant. Du coup, j’ai cherché des informations sur ce cours le site de l’ULB et je me suis aperçu que c'était un cours commun à la Solvay Business School et aux études en sciences géographiques. Et c'est comme ça que j'ai choisi les études en géographie !
Journées portes ouvertes
Certaines universités, comme l'ULB, organisent des journées portes ouvertes durant lesquelles les élèves de l'enseignement secondaire peuvent assister aux cours – l'occasion, pour certains, de se découvrir une vocation…

D'ailleurs, j’étais assez pessimiste à l’époque et j'avais vu dans le catalogue des cours que la première année d'études en géologie était un peu touche-à-tout : il y avait de la chimie générale, de la physique générale, des mathématiques et de la biologie, en plus des divers cours de géographie : géomorphologie, etc.

Je m'étais donc dit que si jamais je ratais mon année, je pourrais toujours me rediriger vers une autre branche l'année suivante en bénéficiant de dispenses, et que j'aurais au moins eu un aperçu global de différentes disciplines.

Finalement, j'ai bien réussi et je suis restée en géographie, notamment parce que cet aspect multidisciplinaire me plaisait beaucoup. Si c'était à refaire, je choisirais à nouveau d'étudier la géographie.

Franck : Quelles sont les spécialisations possibles pour un géographe ?

Jiayun : À l'ULB, les études de géographie sont scindées en deux thématiques : la géographie physique et la géographie humaine. La géographie humaine regroupe tout ce qui touche aux sciences sociales et à l'histoire, tandis que la géographie physique regroupe ce qui touche à l’environnement.

Le choix de spécialisation se fait dès la deuxième année. Quand je suis entrée à l'université, je voulais me spécialiser en géographie humaine : je trouvais très intéressant d’étudier comment une société se construit, de comprendre les bases historiques et les caractéristiques sociales qui font que la société japonaise est très différente de la société américaine, par exemple. Au fur et à mesure de mes études, je me suis toutefois aperçue que j’étais plus intéressée par l’aspect « sciences de l’environnement »... j’ai donc continué dans cette voie !
Jiayun conférence
Jiayun donnant une conférence lors du 11ème VLIZ Young Marine Scientists Day 2011
Image : Els Verhaeghe

Le fait que l'on ait plus de cours orientés « géographie physique » en première année a probablement joué un rôle dans mon choix, mais je crois que c'est surtout le fait d'avoir eu un professeur de géographie physique captivant et qui a su me transmettre sa passion, monsieur Lorrain, qui m'a poussée vers la géographie physique.

Franck : Le mot « physique » peut faire peur à certains – faut-il être très bon en physique et en maths pour faire des études de géographie physique ?

Jiayun : Je pense que le plus important est surtout d'être motivé : cinq ans d'études, c’est long et cela demande beaucoup d’investissement !

À l'école secondaire, j’étais en option « économie », j’avais six heures de maths par semaine mais seulement trois heures de sciences. Je n'avais donc pas un bon background particulièrement bon en sciences à la sortie des écoles secondaires, mais j’étais motivée et j’ai eu de bons profs et assistants. Tout s'est donc bien passé.

Guillaume : Quels conseils donnerais-tu à quelqu'un qui envisage d'étudier la géographie ?

Jiayun : Une idée fausse c’est « étudier la géographie implique qu’on deviendra nécessairement prof ». On acquière des outils d’analyse, on développe une manière de réfléchir qui permet de comprendre et résoudre des problèmes multidisciplinaire. Cela peut être utile dans d’autres domaines professionnelles que l’enseignement. Par exemple, je connais des géographes qui se travaillent maintenant dans l’IT, le marketing, l’aménagement du territoire, la mobilité ou l’administration.

Une autre idée fausse c’est qu’« il (ne) faut absolument (pas) assister à tous les cours » pour réussir ces études. Je dirais que l’importance, c’est avant tout de bien comprendre la matière. Contrairement à d'autres branches qui demandent beaucoup de restitution, les études en géographie demandent de maîtriser la matière et de pouvoir l'utiliser comme base pour un raisonnement ; les réponses aux examens ne se trouvent pas texto dans le texte mais demandent une réflexion.

Franck : Allez-vous souvent sur le terrain lors de ces études ?

Jiayun : Oui : il y a beaucoup d'excursions, ce qui permet de découvrir sur le terrain des choses que l'on a vues théoriquement au cours.

Dans la thématique "géographie humaine", nous sommes par exemple allés en voyage en Slovénie et en Croatie. C’était assez amusant, on a par exemple fait un arrêt à la frontière d’un pays de l’Europe de l’Est, il y avait face à face une statue de Lénine et un grand casino derrière,: puisque dans le régime communiste, on n’autorise pas les jeux de hasard, les pays qui étaient ouverts à l’Europe de l’Ouest, au monde occidental, ont commencé à investir dans les casinos et les gens faisaient l’aller-retour.

Nous avons aussi fait beaucoup d'excursions en rapport avec la géographie physique. J'ai été particulièrement marquée par celle que l'on a fait dans les Alpes, durant laquelle on a marché sur des glaciers et découvert ce que sont, par exemple, des moraines.
Moraine
Une moraine, c'est un amas de roches déplacées par un glacier. Celle indiquée ici par la flèche rouge marque l'endroit où le glacier s'arrêtait jadis.
Image : J. Alean, 1979, via SwissEduc.ch

On apprend en effet beaucoup de termes techniques au cours, parfois illustrés par des photos, mais c'est une toute autre chose d'aller sur le terrain et de voir ces choses de nos propres yeux ! On a notamment une meilleure perception de l’échelle.

Franck : En dehors de la recherche, quels sont les débouchés de ces études ?

Jiayun : Je me rappelle qu'à la fin de mes études secondaires, quand j’ai annoncé à mes amis que j’allais étudier la géographie, ils m’ont tous demandé : « …et tu vas faire prof ? » (rire)

Je leur avais répondu que non, mais je ne savais pas précisément ce que je voulais faire ensuite : je n'ai pas choisi les études en géographie parce que j'avais une idée de métier précis en tête mais parce que j'avais envie de les faire. Pour moi, le rôle des études est avant tout de nous ouvrir l'esprit, de nous permettre d'approfondir des sujets qui nous intéressent mais aussi de nous faire découvrir des choses que l'on ne connaît pas.

Ceci dit, les débouchés des études en géographie sont très variés et ne se limitent pas au métier de professeur. Parmi mes collègues de promotion, il n'y en a que 10% environ qui sont devenus professeurs de géographie à l'école secondaire.

Il y en a beaucoup d'autres qui travaillent dans la gestion de la mobilité et l’aménagement du territoire. Certains travaillent par exemple pour la STIB (ndlr : Société des transports intercommunaux de Bruxelles, équivalent bruxellois de la RATP parisienne) dans la gestion des horaires ou la gestion des lignes de bus. Ils étudient ainsi non seulement des questions d'intérêt immédiat comme « par où les bus doivent-ils passer ? », mais celles qui portent sur l'avenir : dans vingt ans, sur base croissance de la population, cette ligne de tram sera-t-elle toujours rentable ? Faut-il ou non rajouter une ligne de tram ou de bus, et où ?

Certains de mes anciens collègues travaillent aussi dans l’aménagement du territoire : quelles sont les zones à rénover ?
Débouchés des études en géographie
Les études en géographie ont de nombeux débouchés : liste des métiers d'anciens étudiants en géographie de l'ULB

Il y en a également pas mal qui travaillent dans des entreprises privées, notamment des boîtes de consultance où ils analysent l’impact de constructions : « si on construit un immeuble à cet endroit, quel serait l’impact environnemental sur la population ? »

Dans un domaine tout à fait différent, mes études en géographie m'ont également ouvert les portes d'un job étudiant intéressant, quand j'étais en 1ère année de Master : j'ai travaillé pendant un an au Musée de l'Institut Royal des Sciences Naturelles.

Des chercheurs y étudient des invertébrés de l’océan austral, ils ont constitué une base de données énormes sur le sujet, pleine d'informations répartie dans le temps et dans l’espace, qu'ils voulaient afficher sur des cartes pour pouvoir visualiser facilement s’il y avait une cohérence dans la répartition de ces espèces.

J'ai été engagée parce que je mentionnais sur mon CV que je m'y connaissais en SIG (« Système d’Information Géographique »). J'ai donc créé une série de cartes pour eux, qui ont permis de voir clairement que la répartition de certaines espèces est directement liée à la distribution des nutriments.

Franck : Tu as choisi de faire ton mémoire de fin d’étude dans un laboratoire de glaciologie. De quoi s’agit-il exactement ?

Jiayun : Comme son nom l’indique, la glaciologie est l’étude des glaces. J'étudie plus précisément la glace de mer, c'est-à-dire la glace qui se forme par congélation d’eau de mer, en hiver, dans les océans polaires.

Nous sommes une grosse dizaine à travailler au laboratoire de glaciologie de l'ULB. Il y a deux thématiques : l'une étudie expérimentalement les propriétés de glaces tandis que l'autre vise à modéliser ses propriétés de façon théorique (par exemple, en modélisant l'écoulement d'un glacier).

Guillaume : Quel était ton sujet de mémoire, plus précisément ?

Jiayun : C’était l’évolution des propriétés biogéochimiques de la glace de mer à Barrow, en Alaska. En simple, j’étudiais l’évolution de la température, de la salinité, de la perméabilité de la glace et les concentrations des impuretés (nutriments, algues et plus particulièrement les gaz à effet climatique) dans la glace de mer. J’ai propose des hypothèses sur la façon dont se font les échanges de ces impuretés entre la glace, l’atmosphère, et l’océan en fonction de la perméabilité de la glace.
Barrow, Alaska
Lors de son mémoire, Jiayun a analysé des carottes de glace prélevées à Barrow, en Alaska
Image : Sea Ice Group at the Geophysical Institute



Au sujet de ta thèse de doctorat en sciences (glaciologie)

Guillaume : Qu'est-ce qui t'a poussé à faire une thèse ensuite ?

Jiayun : Je pense que j’ai commencé mes études à un moment où la société était en train d'évoluer vers une plus grande conscience de son impact sur l’environnement. Sincèrement, quand j'ai commencé mes études, je ne me sentais pas particulièrement concernée par le réchauffement climatique et ses conséquences, mais j'ai été sensibilisée au sujet par les cours que j'ai suivis. J'étais donc très contente de pouvoir étudier l'un des aspects de la question lors de mon mémoire.

En bref, le mémoire a été une très bonne expérience pour moi puisque le sujet m'intéressait et que cela m'a permis d'avoir un aperçu de ce qu'est le monde de la recherche. Quand mon promoteur m’a proposé de poursuivre dans cette voie en faisant une thèse, j’ai donc répondu « Pourquoi pas ! ».

J’ai quand même un peu hésité : je ne suis pas quelqu'un de très confiante, j’ai donc dit franchement à mon promoteur que j'aimais beaucoup ce que je faisais, mais que je n'étais pas sûr d'être assez intelligente pour faire de la recherche, parce que quand on me dit « recherche », je pense à des gens comme Einstein… et je ne m'imagine pas avoir le prix Nobel un jour ! Avec le recul, je m'aperçois que l'intelligence n'est que l'une des qualités qu'il faut avoir pour être un bon chercheur : dans mon domaine de recherche, il faut aussi être bien organisé pour préparer longtemps en avance le matériel nécessaire pour une mission sur le terrain, par exemple... et beaucoup de persévérance !

Quand j'étais petite, j’aimais bien lire des romans policiers et exprimer ma créativité, deux choses que je retrouve aujourd'hui dans mon travail de recherche. Ma thématique de recherche consiste en effet à élucider des mystères, à « comprendre pourquoi » en me basant sur des indices, des observations de ce qui a été publié dans la littérature scientifique… et je peux ensuite me permettre une certaine créativité en émettant des hypothèses, que je teste ensuite.

Guillaume : Peux-tu nous expliquer ton sujet de thèse ?

Jiayun : Comme mon mémoire, l'objectif est d’étudier les échanges de gaz à effet de serre à travers la glace d'eau de mer. Dans la thèse, je cherche plus à caractériser les paramètres qui influencent ces échanges.

Au plus il y a du CO2 dans l'atmosphère, au plus il y en a qui se dissout dans l'océan : un équilibre s'établit entre la quantité de CO2 dans l'air et celle dissoute dans l'eau. Dans les modèles actuels, on considère généralement que cet équilibre ne peut toutefois pas s'établir s'il y a de la glace à la surface de l'eau : on suppose que la glace est une barrière infranchissable, qui empêche complètement le passage du CO2 entre l'air et l'eau.
Mesures de flux de CO2
Mesures sur le terrain du flux de CO2 à travers la glace
Image : Jiayun Zhou

Or, des mesures du flux de CO2 juste au-dessus de la banquise montrent qu'il peut en réalité partiellement passer à travers la glace. On comprend aujourd'hui assez bien comment ce passage se fait durant l'été, mais pas en hiver. On aimerait comprendre dans quel sens ce passage va avoir lieu durant cette saison : de l'océan vers l'atmosphère ou de l'atmosphère vers l'océan ? La question est évidemment importante pour tout ce qui touche au réchauffement climatique.

Pour y répondre, j'étudie la façon dont ces flux de CO2 se déroulent tout au long de l'année, en analysant la composition des bulles de gaz à l'intérieur des glaces de la banquise en Antarctique. En plus de ça, on étudie également comment ce transport se fait à travers de glace que l'on fait croître en laboratoire, dans une salle où la température de l’air est contrôlée.

Franck : Comment ces expéditions en Antarctique se déroulent-elles ?

Jiayun : Je suis jusqu'ici allée deux fois en Antarctique. La première fois, c'était durant l'été austral, de novembre à décembre. Il ne s'agissait pas d'expéditions en bateau mais d'expéditions sur une base : l'idée est que l'on y loge et que l'on y analyse les échantillons que l'on va régulièrement prélever sur le terrain.

La première étape, des mois avant de partir, est de prévoir le matériel que l'on va emporter : il doit partir trois mois plus tôt que nous car il est expédié en Antarctique par bateau, tandis que nous y allons en avion, ce qui ne pend "que" une journée de vol environ. La quantité de matériel déplacé est conséquente : cette année, ce n'est pas moins de six tonnes de matériel que nous avons expédié là-bas !

On me demande souvent si je suis allée à la station antarctique Princesse-Élisabeth (ndlr : la base antarctique belge), mais ce n'est pas le cas : je suis allée à Scott Base, une station néo-zélandaise.

Franck : La base accueille-t-elle beaucoup de chercheurs étrangers ?

Jiayun : Oui, la base est néo-zélandaise, mais elle accueille des chercheurs du monde entier : des Belges bien sûr, mais aussi des Américains, des Allemands, des Chinois, ... Le nombre de personnes dans la station varie selon la saison : en hiver, on essaye de réduire le personnel au minimum.

La dernière fois que j'y suis allée, on était une vingtaine, dont cinq scientifiques. Les autres personnes faisaient partie du personnel de la base, qui assure son bon fonctionnement de la base (et celui de nos recherches) : un électricien, un responsable de l'eau, une technicienne de surface, une cuistot, un responsable radio, un technicien scientifique qui s'occupe de l'entretien des instruments de mesure permanents de la base, et le chef de la base.

Au début du printemps, le nombre de personnes présentes sur la base augmente brusquement : peu avant que je parte, à la fin de l'hiver, le nombre de personnes avait doublé du jour au lendemain et triplé le jour suivant !

Les gens dorment dans de petits dortoirs de 4–5 personnes. En hiver, comme on n'était pas nombreux sur la base, j’ai pu avoir un dortoir pour moi toute seule, ça m’a d'ailleurs vraiment perturbé au printemps, quand d'autres chercheurs sont arrivés en nombres et que l'on s'est retrouvées à quatre dans « ma » chambre !

Il y a aussi une bibliothèque, un réfectoire, un bar (qui ferme à 22h pour ne pas entraver le travail), des bureaux où travaillent les gens de la base, une salle avec projecteur pour les réunions, une salle de fitness pour rester en forme et un atelier où travaille le menuisier de la base : quand on a besoin d'un objet en bois quelconque, comme une table, il la crée sur le champ !
Distances depuis Scott Base
Voyage aux antipodes, à près de 17000 kilomètres de Bruxelles et Paris !
Image : Adaptation d'une photographie de Brocken Inaglory

Il est possible de communiquer avec le reste du monde. L'e-mail fonctionne très bien mais le téléphone un peu moins, d'autant plus qu'il doit être utilisé avec parcimonie : le nombre de cartes d'appel est limité.

Guillaume : À quoi ressemble ta journée typique dans cette base ?

Jiayun : Une journée normale commence par le petit déjeuner, entre 7h et 7h30, suivi d'une réunion générale à 8h pour passer en revue les progrès de la veille et fixer les objectifs de la journée : ce qu’il faut faire, les problèmes potentiels et leurs solutions, … On se distribue ensuite les tâches, et il y a du travail : déployer les instruments, prélever des échantillons et, surtout, les analyser. En général, je commence ces analyses vers 9–10h du matin, juste après la réunion, et je termine vers 10–11h du soir. En faisant évidemment des pauses pour manger !

Les jours où l'on va prélever des échantillons sur le terrain, on s'arrange pour faire le briefing la veille de manière à pouvoir partir aussi tôt que possible le matin : il y a quatre heures de route dans un véhicule tout-terrain appelé « Hagglund » jusqu'à l'endroit où l'on fait les prélèvements en forant à travers la glace. On travaille ensuite sur le terrain pendant dix à douze heures, en s'arrêtant pour aller manger dans le véhicule.
Hagglund
L'équipe sur le terrain, juste devant un Hagglund
Image : Jiayun Zhou

Le temps de rentrer à la base, il est entre minuit et deux heures du matin. Pas question d'aller dormir immédiatement : tout ce qui est biologique, comme les algues, se dégrade très rapidement, il faut donc traiter les échantillons immédiatement au laboratoire ! La première nuit, on traite donc la partie liquide des échantillons, jusque vers 7h du matin. Ensuite, debout pour le repas du midi et suite des analyses, de la glace cette fois.

Il faut savoir que quand la l'eau de mer gèle, elle forme une glace composée d'eau pratiquement pure, dans laquelle sont piégées des poches d'eau très salée où vivent des microorganismes. Si on laissait simplement cette glace fondre, ces microorganismes ne vont pas survivre au changement de salinité : il faut donc faire fondre cette glace dans de l'eau de mer filtrée. Là encore, il ne faut pas traîner : il faut faire les analyses rapidement une fois que la glace a fondu, ce qui suppose généralement une deuxième nuit blanche. Enfin, les analyses moins urgentes sont faites les jours suivants.
Jiayun présentant son montage expérimental
Jiayun présentant son montage expérimental
Image : Tim Hay

Guillaume : De telles expéditions sont-elles dangereuses ?

Jiayun : La sécurité est prise très au sérieux lors de ce genre de mission et il n'y a jusqu'ici jamais eu d'incident grave.

Ceci dit, cela n'empêche pas qu'il y ait des moments difficiles. Lorsque j'y suis allé en été, le froid n'était pas un si gros problème : il a probablement fait plus chaud là-bas durant l'été qu'en Belgique pendant l'hiver, on frôlait souvent les zéros degrés ! Par contre, en hiver, il y fait vraiment glacial : le thermomètre indique souvent -30°C mais ce qui compte vraiment, c'est la température ressentie, c'est-à-dire en prenant en compte l'effet du vent... et là, on pouvait tomber sous les -50 °C !

Heureusement, on est bien équipés : la base nous fournit les vêtements adaptés au froid. Le seul problème vient des mains : on dispose de moufles énormes, avec lesquelles il est difficile d'effectuer les manipulations délicates qui sont souvent nécessaires lors de campagne de mesure, comme brancher des fils électriques ou visser des vis.

Du coup, je travaillais souvent avec des gants plus fins, mais le froid devient alors un réel problème car il peut couper la circulation sanguine dans les doigts. Il m'est ainsi un jour arrivé de perdre toute sensation dans les mains alors que je grimpais à une échelle : j'ai cru que j'allais tomber et j'ai du descendre sans m'aider de mes doigts !

Une autre fois, nous avons dû ramasser de bouteilles contenant des échantillons, qui étaient tombées dans la neige. Pour éviter les contaminations, nous devions les emballer dans trois sacs zip-locks successifs, qui sont évidemment presque impossibles à ouvrir et à refermer avec des moufles. Du coup, je l'ai fait d'abord avec deux paires de gants, puis à mains nues.En temps normal, nous pouvions nous réchauffer à l'intérieur du véhicule, qui contient une sorte de petit radiateur à la façon de ceux des voitures. Mais ce jour là, il était en panne ! Même avec des hand-warmers pour se réchauffer les mains, cela a été très difficile : j'avais les mains si froides que je ne sentais même pas qu'ils chauffaient ! Il a fallu tenir pendant 4h dans le véhicule à -30°C lors du trajet du retour. J'ai bien cru que j’allais mourir !

Franck : Des anecdotes particulières qui t'ont marquées ?

Jiayun : Des tas, en plus de celles que je viens de mentionner !

Le voyage jusqu'en Antarctique n'est pas toujours facile. La première fois que je suis revenue d'Antarctique, notre avion passait par Christchurch. On a décollé le 23 décembre de façon à être de retour en Belgique pour le réveillon de Noël et, deux heures après notre départ, il y a eu un terrible tremblement de terre et tous les vols internationaux ont été bloqués. Si notre avion avait eu deux heures de retard, on aurait donc été bloqués là-bas pour le réveillon ! Quand je suis repartie en 2012, une éruption volcanique à Tongariro a bloqué pendant un temps tous les vols nationaux, mais notre avion a heureusement pu atterrir.

Une anecdote plus sympathique : on avait foré un trou dans la glace jusqu'à la mer… et on a eu la surprise de voir un phoque y passer la tête pour venir respirer !
Phoque curieux
Un visiteur inattendu : un phoque curieux venu superviser l'installation des pièges à sédiments
Image :Cliff Mylrea

Il y a beaucoup de chouettes choses à voir en Antarctique. En été, il y a beaucoup plus d’animaux qu'en hiver : j’ai notamment vu des manchots et des phoques allaitant leurs bébés. En hiver, il y a moins de choses à voir au niveau de la glace, mais le spectacle est dans le ciel : on a vu des aurores boréales et des couchers de soleil interminables. Comme le soleil ne va jamais très haut dans le ciel au début du printemps et à ces latitudes, on peut y assister à des couchers étoilés qui durent six ou sept heures, où le ciel se teint de couleurs allant du rose bonbon au mauve puis de l'orange au bleu très foncé… c'est vraiment magnifique !
Couchers de soleil en Antarctique
Couchers de soleil hivernaux en Antarctique
Image : Jiayun Zhou

Franck : Conseillerais-tu aux jeunes étudiants de faire une thèse, comme toi ?

Jiayun : Oui, je pense que c'est une très bonne expérience… mais, je pense qu'il ne faut pas faire une thèse ou choisir ses études uniquement dans le but de pouvoir faire quelque chose d'autre après : il ne faut pas se dire « je fais ces études POUR avoir tel poste » ou « j’ai envie de faire une thèse POUR faire ceci ou cela après »… il faut choisir ses études et choisir de faire une thèse parce que l'on aime ça, pas sur base des débouchés !

Faire une thèse est une excellente expérience pour moi non seulement parce que l'on n'a pas tous les jours l'occasion d'aller en Antarctique, mais aussi parce que cela m'offre une grande liberté dans ce que je fais. Je pense que c’est une différence importante entre la recherche académique et la recherche en entreprise : on attend de toi que tu obtiennes des résultats, mais ces résultats sont dans un sens « pour toi-même » et pas pour le profit d'une grande entreprise.
Manchots
Faire une thèse peut donner l'occasion de voyager très loin... et de faire des rencontres hors du commun
Image : Jiayun Zhou


Franck : Merci beaucoup d’avoir répondu à nos questions, Jiayun ! Y a-t-il une adresse à laquelle les lecteurs qui le souhaitent peuvent te contacter ?

Jiayun : Ils peuvent m'écrire à cette adresse :


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                   Interview réalisée par : Franck Stevens et Guillaume Lumin

                   Mise en page par : Franck Stevens

                   Diplôme(s) : Bachelier en géographie, Master en géographie, Doctorat en sciences

                   Secteur(s) : Secteur public


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