Sciences Claires - Ig Nobel Les ignobles les farfelus et les incompris

Ig Nobel : les ignobles, les farfelus et les incompris


Ig Nobel : les ignobles, les farfelus et les incompris

Par Franck Stevens


Article mis en ligne le 14/04/13
Dernière mise à jour le 03 novembre 2013 à 17h26
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Sans doute en avez-vous entendu parler : attribués chaque année quelques jours avant les véritables prix Nobel par un comité qui comprend d’anciens lauréats de la récompense prestigieuse, les Ig Nobel couronnent des recherches atypiques, souvent cocasses.

Selon la description donnée par Improbable Research, l’organisation américaine qui les décerne, ils récompensent plus précisément « les prouesses qui font rire les gens, puis les font réfléchir » et « visent à célébrer l’insolite, à honorer l’imagination – et à stimuler l’intérêt des gens pour la science, la médecine et la technologie ».

En pratique, ce n’est pas ainsi qu’ils sont généralement perçus mais plutôt comme des parodies des Nobel, des pseudo-récompenses insultantes dédiées aux recherches absurdes ou inutiles, l’équivalent académique des Bidets d’Or et des Gérard du cinéma : leur nom est après tout homophone de « ignoble » en anglais. Les choses ne sont pourtant pas si simples et les Ig Nobel peuvent à mon sens être répartis en trois catégories.

Les « gagnants » des Ig Nobels sont annoncés dans le magazine humoristique « Annals of Improbable Research »
Image : Improbable Research


1) Les ignobles

Certains Ig Nobel sont effectivement décernés pour des travaux futiles ou franchement néfastes, qu’ils visent alors davantage à dénoncer qu’à récompenser. C’est généralement le cas des Ig Nobel de la paix et de la littérature : parmi leurs lauréats célèbres, on trouve notamment Jacques Chirac « pour avoir commémoré le cinquantième anniversaire d’Hiroshima par des tests nucléaires dans le Pacifique » ou le fondateur de la scientologie L. Ron Hubbard « pour son ouvrage La Dianétique, très profitable pour l’humanité – ou en tout cas pour une partie d’entre elle ».

On trouve également dans cette catégorie des Ig Nobel de sciences dures récompensant des œuvres pseudoscientifiques, comme le livre exposant « le code de la Bible » ou celui d’un ingénieur américain estimant à {$$ chances contre {$$ la probabilité que Mikhaïl Gorbatchev soit l’antéchrist.

Pseudoscience à gogo
Certains Ig Nobel dénoncent des œuvres pseudoscientifiques
Image : Amazon.com

De nombreux Ig Nobel ont aussi été décernés pour des travaux qui ne peuvent raisonnablement pas être qualifiés d’ignobles, même si d’autres qualificatifs peu flatteurs peuvent venir à l’esprit :


2) Les farfelus

Certains récompensent par exemple des inventions à l’utilité discutable, comme des testicules artificiels pour animaux de compagnie castrés, un soutien-gorge qui se transforme en masques à gaz ou encore une table rotative inspirée par les centrifugeuses, supposée faciliter les accouchements.

D’autres couronnent des travaux intentionnellement humoristiques, comme ceux décernés aux inventeurs de la désormais célèbre loi de Murphy ou au découvreur supposé de l’Administratium, un élément chimique imaginaire composé d’un neutron, de 125 assistant-neutrons, de 75 vice-neutrons et de 111 assistant-vice-neutrons.

Il faut toutefois signaler que les travaux gagnants cités jusqu’ici ne sont pas de véritables publications scientifiques : ils ne sont pas issus de revues spécialisées soumises au processus d’évaluation par les pairs (c’est-à-dire publiés après corrections et approbation par des spécialistes du sujet). Même si ce processus n’est pas infaillible, il effectue habituellement une bonne sélection des travaux qui méritent d’être publiés… ce qui n’empêche pas que certains de leurs auteurs se soient vus décerner des Ig Nobel.

Une partie d’entre eux mérite sans doute de figurer dans les deux premières catégories que j’ai citées, mais je pense qu’ils sont nombreux à devoir plutôt être placés dans un troisième :


3) Les incompris

Beaucoup d’Ig Nobel sont par exemple décernés à des recherches sur des sujets scabreux, mais qui n’en sont pas moins sérieuses ou importantes : parmi les gagnants de ces dernières années, on trouve par exemple les inventeurs d’un hélicoptère télécommandé servant à récolter la morve de baleines, les auteurs d’un article révélant que les microbes sur lesquels certains biologistes travaillent sont susceptibles de s’accrocher à leur barbe et d’y rester malgré plusieurs nettoyages, ou encore une étude des préférences des scarabées bousiers en matière d’excréments.

Bien que ces sujets prêtent à sourire, ils méritent d’être étudiés : l’examen du mucus des baleines permet de détecter et de comprendre les maladies qui les affectent, les barbes des microbiologistes constituent un risque d’infection potentiel et les habitudes alimentaires des bousiers méritent autant d’être étudiées que celles d’autres animaux, malgré leurs goûts de m… ouches.
Hélicoptère de collecte de morve de baleine
Bien que cocasse, cet hélicoptère télécommandé permet d'étudier les maladies des baleines sans avoir à prélever leur sang (une opération délicate et dangereuse pour les chercheurs !)
Image : Le Figaro

Dans le même ordre d’idée, l’un des premiers Ig Nobel de médecine a été décerné aux auteurs d’un article intitulé « Traitement adapté du pénis pris dans une fermeture éclair », qui décrit une « approche simple et basique de la libération, moins traumatique à la fois pour le patient et le soignant ». Des hommes, reconnaissants de pouvoir encore être décrits ainsi, témoigneront de l’utilité de ce travail.

Les lauréats des Ig Nobel ne sont pas nécessairement fous ou idiots : Andre Geim a reçu l’Ig Nobel de physique 2000 après « avoir utilisé des aimants pour faire léviter une grenouille » et un prix Nobel dix ans plus tard pour ses travaux sur le graphène, un type d’agencement d’atomes de carbone qui possède des propriétés particulièrement intéressantes pour l’électronique et les sciences des matériaux.


Une grenouille mise en lévitation magnétique par Andre Geim et son équipe

Les recherches qui lui ont valu son Ig Nobel valent la peine qu’on s’y intéresse : elles montrent qu’il est possible d’utiliser un champ magnétique pour faire léviter de façon stable certaines substances, comme l’eau ou de petits animaux. Loin d’être une preuve des dérives de la recherche, l’article de Geim peut être considéré comme un exemple à suivre : il s’agit d’une étude rigoureuse d’un phénomène physique, illustrée par des exemples cocasses susceptibles d’intriguer le grand public et d’étonner même les savants (certains collègues de Geim crurent au départ à un trucage !).

Lorsqu’ils mentionnent les Ig Nobel, les médias tendent malheureusement à se limiter aux aspects les plus superficiels des recherches récompensées et se bornent généralement à répéter les raisons d’attributions des prix telles qu’elles sont annoncées par le comité Ig Nobel. Une partie du public pensera donc que Geim a fait léviter une grenouille pour son seul plaisir et réagira de façon négative vis-à-vis des Ig Nobel : Comment le gouvernement peut-il dépenser l’argent du contribuable pour de telles recherches ? De tels reproches ont ainsi été faits à des savants anglais ayant gagné un Ig Nobel pour leurs recherches sur l’effet de l’humidité sur les céréales de petit déjeuner ; à tort : elles étaient financées non par le gouvernement mais par une société agro-alimentaire, pour qui cette question apparemment frivole était d’un intérêt évident.
Ig Nobel
Les Ig Nobels sont des prix humoristiques, ce qui n'implique pas nécessairement que les recherches qu'ils récompensent sont mauvaises ou inintéressantes
Image : Futura-Sciences

Les Ig Nobel échouent donc souvent dans leur mission de promotion des sciences. Pire, les deux premières catégories que j’ai citées peuvent donner une image négative de tous les récipiendaires de ces prix. En 1996, le conseiller scientifique du gouvernement britannique a même demandé au comité Ig Nobel de ne plus décerner de prix aux scientifiques de son pays, de peur que cela ne discrédite leurs travaux aux yeux du public, mais des chercheurs se sont opposés à sa requête.

Je vous propose donc de consacrer une minute de silence aux spécialistes de la morve, des déjections et d’autres sujets cocasses mais sérieux, qui sont injustement associés à ceux qui font que les Ig Nobel portent bien leur nom.

À moins d’avoir lu cet article à voix haute, vous venez de la respecter à votre insu. Merci pour eux !


Pour en savoir plus

Site officiel de l'organisation qui décerne annuellement les Ig Nobels
Article de Robert Matthews dans le magazine The National consacré aux Ig Nobels décernés à des recherches susceptibles d'être importantes, 27 septembre 2009
Présentation de la lévitation magnétique sur le site du Nijmegen High Field Magnet Laboratory


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                   Auteur(s) : Franck Stevens

                   Catégorie : Article

                   Discipline(s) : Science et société


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